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La "voie humaine" et le monde tel qu'il va ou ne va pas

Rencontre avec Jacques Attali

Le débat, qui s'est tenu le mardi 22 juin 2004, a été animé par David Saperstein.


Jacques Attali, né en 1943, est entré au Conseil d'Etat en 1970 après un triple parcours étudiant : X-Mines, mais aussi Sciences Po-ENA et une thèse de doctorat en sciences économiques.

Au cours de la décennie 70, il enseigne (maître de conférences de sciences économiques à l'Ecole polytechnique, directeur de séminaire à l'ENA, professeur à l'Ecole du génie rural et à Dauphine) et écrit ses premiers livres : Analyse économique de la vie politique (1973), Modèles politiques (1973), L'Anti-économique (1974), La Parole et l'Outil (1975), Bruits (essai sur l'économie politique de la musique) (1977), La Nouvelle économie française (1978), L'Ordre-cannibale (1979).

Au tournant de 1981, il suit François Mitterrand à l'Elysée. Pendant dix ans, il sera le conseiller spécial du président de la République, tout en poursuivant ses travaux d'écriture : Les Trois mondes (1981), Histoires du temps (1982), La Figure de Fraser (1984), Un homme d'influence : Sir Siegmund G. Warburg (1985), Au propre et au figuré (1988), La Vie éternelle (1989), Lignes d'horizon (1990) et Le Premier jour après moi (1990).

Conseiller d'Etat en 1989, il quitte l'Elysée en 1991 pour présider la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), à Londres, jusqu'en 1993, tout en publiant 1492 (1991) et Verbatim I (1993).

A son retour de Londres, Jacques Attali fonde le cabinet ACA (Attali consultants et associés), ainsi que PlaNet Finance. Il est aussi administrateur de KeeBoo et de Siebel Systems.

Dans les dix dernières années, son oeuvre littéraire s'est enrichie d'une quinzaine d'ouvrages : Europe(s) (1994), Il viendra (1994), Manuel, l'enfant-rêve (1994), Economie de l'apocalypse (1995), Verbatim II et III (1995), Chemins de sagesse, traité du labyrinthe (1996), Au-delà de nulle part (1997), Dictionnaire du XXIème siècle (1998), Les Portes du Ciel (théâtre, 1999), La Femme du menteur (1999), Fraternités, une nouvelle utopie (1999), Blaise Pascal ou le génie français (2000), Bruits (2001), Les Juifs, le monde et l'argent. Histoire économique du peuple juif (2002), Nouve'Elles (2002), puis L'homme nomade (octobre 2003).

Il vient de publier La Voie humaine, essai sur l'avenir de la gauche en Europe.

 

Le compte-rendu de l'intervention de Jacques Attali devant le Cercle, ci-dessous, a été rédigé par Frédéric Gilli et n'a pas été relu par Jacques Attali. Ce verbatim n'engage donc pas notre hôte.

La politique a-t-elle encore un sens? L'analyse de Jacques Attali part d'une critique des partis politiques (sans programme, sans vision, sans projet) pour immédiatement les exonérer : les hommes politiques ont de bonnes raisons de ne pas avoir de programme, car avoir un programme c'est cristalliser une opinion, favoriser la coalition des intérêts menacés. Alors qu'aucun homme politique n'a été élu depuis plus de vingt ans (il n'y a eu que des battus), il est suicidaire de se hasarder à avancer un programme, d'autant plus que ce dernier ne pourra pas véritablement être appliqué : le véritable problème et la source de cette défaillance des politiques se trouvent dans la manière (ou l'absence de manière) d'influer sur le réel.

La nation perd ses moyens d'action (mondialisation, privatisation, décentralisation, européanisation). Mais cette perte des moyens d'actions a une cause très profonde, au-delà de ces quatre épiphénomènes.

Marché et démocratie se sont auto-alimentés depuis deux ou trois siècles et on en a déduit qu'il y avait un cercle de causalités vertueuses. Ils deviennent pourtant contradictoires aujourd'hui .

Le marché est une règle de décision à l'unanimité (au sens où elle est acceptée par tous ceux qui participent au marché) qui conduit à faire accepter par tous le résultat des libres actions de chacun (quelles qu'en soient les conséquences) ;la démocratie suppose qu'une minorité accepte de se plier. Le jour où cette minorité est suffisamment puissante pour ne plus se plier, voire pour imposer ses choix à la majorité, il y a rivalité entre marché et démocratie.

L'amorce de domination du marché pose toutefois un problème de fond dans la mesure où le marché s'appuie sur la liberté absolue qui suppose une réversibilité totale des situations individuelles et des droits et implique donc une précarité totale (du droit en général et donc des individus, des entreprises, des collectivités). Or aucune civilisation ne s'est construite sur l'instant. Une civilisation suppose un projet à long terme, des engagements et de l'irréversible : la contradiction avec la logique de précarisation est donc manifeste.

Quelle civilisation du marché ? Une civilisation, c'est un mode de réponse à la peur de la mort. La distraction est la réponse du marché (de l'individu pascalien laissé à lui-même) à cette peur métaphysique de la mort.

A cette peur métaphysique, le marché en rajoute une autre, physique : dans une société précarisée, les trajectoires des individus sont fragilisées et ces derniers cherchent à se prémunir contre ce risque fatal. Ce qui a deux conséquences : d'une part une « bunkérisation » ou ghettoïsation de la société (avec le risque induit de confrontations violentes entre populations) et d'autre part une individualisation de plus en plus poussée du rapport au risque. Le développement de l'assurance est la réponse du marché à cette précarité qui lui est inhérente.

Quelles bases pour une autre solution ? Il faut pour cela changer de paradigme. Nous ne sommes plus dans une économie qui s'articule autour du travail et du capital. Nous sommes dans une économie de l'énergie, de l'information et du temps .

Si l'énergie ne répond pas totalement aux lois du marché, elle s'inscrit quand même dans une logique d'utilité et de consommation. L'information quant à elle est radicalement différente. La possession n'induit pas l'utilité, c'est le partage de la possession qui crée l'utilité. Et ce n'est qu'à condition de rendre artificiellement rare l'information que l'on peut la vendre. Dans ce cadre, l'altruisme (intérêt à la réussite de l'autre) est réconcilié avec l'individualisme. Ce dont les penseurs des Lumières désespéraient est alors possible, à savoir fonder une socialisation des besoins sur la base de la liberté individuelle.

Le temps, enfin, est la valeur centrale pour la société dans la mesure où l'on ne peut pas l'échanger. Soit l'on considère que chacun gère son temps ; c'est le choix du libéralisme, mais alors il n'y a pas de contrainte étatique et nous nous situons dans le cadre d'un nomadisme généralisé. Soit l'on considère qu'il y a un usage socialement optimal du temps ; c'est l'allocation collective du temps, pour dégager du « bon » temps. Dans une société libre, ce second volet peut quand même avoir sa pertinence, en particulier dans les cas où il est nécessaire de cadrer ou compléter le marché. Mais on rentre alors dans la pratique de cette nouvelle société.

Adapter démocratie et marché l'un à l'autre suppose la mise en place d'institutions adaptées (mondiales) . Il faut également mettre en place des axes définis localement pour rendre cette coexistence possible (en effet, ce qui relève du marché ou de la démocratie doit être édicté démocratiquement par chacune des sociétés.). Trois socles sont nécessaires pour cette société à naître (si on veut éviter le chaos) :

- favoriser l'exercice de la responsabilité et multiplier les applications de cette démocratie participative (gestion des collectivités locales avec implication des administrés, gestion des entreprises avec implication des consommateurs et des travailleurs) ;

- augmenter le savoir est une priorité majeure ; dans cette perspective, il faudrait définir des types de formation à développer pour le bien de la société et rémunérer les personnes qui se formeraient dans ces domaines (puisqu'ils investissent pour le bien de la société) ; la formation ne serait alors plus à la charge mais à la base de la société ;

- faire le choix de la gratuité pour les domaines déclarés non-marchands, éventuellement en deçà d'un certain niveau de revenu. Cela s'applique non seulement aux services de l'Etat régalien, mais aussi à tous les droits fondamentaux (logement, santé, éducation, transport, etc.)

Questions et réponses :

- Qu'est-ce que le 'Bon' temps ?

C'est celui qui permet à chaque individu de réaliser ce qu'il a de mieux en lui. Ce n'est donc pas seulement le temps utile d'un point de vue marchand, mais aussi et surtout du temps humainement utile

- Qui définit les activités socialement utiles ?

Pas de définition ex-ante, mais une décision par la collectivité. Le propre d'une société serait justement d'être capable de les définir et de faire des choix collectifs.

- Le mode de décision français, i.e. le système institutionnel de la Cinquième République, est-il périmé ?

Ce n'est pas vraiment le problème. Il y aurait un vrai risque à supprimer le droit de dissolution, le quinquennat était une erreur ; mais en l'absence d'hommes d'Etat, l'urgence est surtout de mettre en place des institutions européennes. Si le projet de Constitution échoue, la perspective d'une Union franco-allemande est nécessaire.

- La démocratie est rivale du marché. L'extension des sociétés au-delà des sphères locales ou nationales jusqu'à la société monde (?) frustrera donc mécaniquement des minorités qui contiendront de plus en plus d'individus, à la limite, tout le monde devant faire un minimum de concession, c'est la planète entière qui se voit contrainte. Alors que le marché, lui...

Oui, c'est vrai, d'où la nécessité de bien poser ce qui relève de la décision démocratique et ce qui relève du marché. Car le marché, c'est aussi la tyrannie du présent et il y a de nombreux domaines ou la couverture marchande du risque ne prémunit pas l'individu, où il y a tout simplement besoin de long terme. Aujourd'hui, on ne voit pas les défauts du marché ou les avantages de la démocratie. Pour que cela saute véritablement aux yeux il faudra :

. que la démocratie fasse la preuve de sa possibilité (et là l'enjeu est grand pour l'Union Européenne)

. que la marché se développe suffisamment pour qu'apparaisse ce qu'il est sans Etat (c'est-à-dire sans droits de propriété, sans police, avec une économie criminelle, etc.). Le monde est tout juste en train de devenir un marché sans Etat. Il y a des zones où cela a commencé (Somalie, Afghanistan, Irak, etc.) mais cela ne peut que s'étendre. La peur de ce que sera ce monde nous conduira peut-être à réagir et à considérer qu'il vaut mieux que tous perde un tout petit peu de liberté plutôt que beaucoup. Car le marché aura besoin d'un Etat, de toute manière. Pas forcément d'un énorme état, mais il aura besoin de sécuriser le droit et la propriété. C'est pour cette raison que Tocqueville considérait que le marché n'avait pas besoin de la démocratie, mais d'une dictature a minima .

- La voie vers cette démocratie mondiale ?

On n'en est pas forcément loin. L'euro, la chute de l'URSS sont le produit de l'action de quelques personnes. Il suffirait de quelques personnes pour fusionner le G8 (élargi à la Chine, l'Inde et le Brésil) et le conseil de sécurité et leur donner les pleins pouvoirs sur le FMI et la Banque mondiale pour que ce gouvernement mondial soit chose quasi-faite.

L'Europe, partie comme elle l'est court à l'échec. Ce serait indéniablement un formidable accélérateur, mais ça ne marchera pas. Alors, la solution est peut-être dans une fusion entre la France et l'Allemagne (à laquelle se joindrait sans doute le Benelux).

- Comment faire avancer l'Europe sans passer par la crise ?

Il faut espérer que le traité constitutionnel, malgré ses défauts, soit ratifié par tous les Etats membres. Alors il faudra recommencer à creuser : défense, finances et politique sociale sont les trois chantiers d'unification à mener en priorité. Mais c'est pour la prochaine décennie. Si le traité échoue, il faut faire la même chose mais à marche accélérée et avec la seule Allemagne et les autres volontaires.

La réforme de l'enseignement supérieur, sur le modèle « LMD », et la rapidité de sa généralisation en Europe montrent que les situations ne sont pas nécessairement bloquées. Avec une impulsion venue d'en haut, activement relayée à la base, l'harmonisation peut aller très vite.

Bien sûr, ce ne sera pas une fusion passionnelle. Mais il n'y a pas besoin de cela. Ce sera une fusion rationnelle et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est urgent d'avancer : dans quelques années l'occasion historique sera passée. Entre autres, l'Allemagne regardera plus vers l'Est..

- Comment communiquer cette envie aux citoyens ?

Construire un projet et rassurer les gens. "N'ayez plus peur", a déclaré Jean-Paul II à Varsovie. Cela signifie ayez conscience des raisons pour lesquelles il faut avoir peur, mais dépassez-les. C'est la clef.

Ezechiel ou Jérémie ? Les prophètes de l'utopie ou ceux de la catastrophe ? Entre les deux, « la voie humaine ».

 

 

   

 
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