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L'élargissement de l'UE : jusqu'où ?

par Thomas Gomart (*) et Patrice Lamothe (**)

Les membres du Cercle du Pont Neuf ont débattu, le 17 mars 2004, des limites de l'élargissement de l'Union européenne à partir de la contribution en "cinq briques" préparée par Thomas Gomart et Patrice Lamothe.

 

Brique 1 - La dépossession

Le processus d'extension de l'Union européenne échappe désormais à tout contrôle politique. Il s'alimente de lui-même. Ni les dirigeants européens, ni leurs administrations, ni leurs citoyens ne semblent en mesure d'en fixer les limites. L'intégration de la Turquie paraît moins une question de principe qu'une question de délai. On ne se demande plus si l'intégration doit avoir lieu, on se demande quand et dans quelles conditions.

Ce sont les limites de la méthode Monnet-Schuman. Historiquement datée, elle s'appuie sur des intérêts croisés, qui ne manquent jamais d'apparaître entre nations voisines vivant en paix. Un jour ou l'autre, au gré des circonstances, toutes les nations limitrophes se découvriront des solidarités concrètes. Elles souhaiteront rejoindre l'Union sans forcément partager les mêmes références et les mêmes objectifs.

Si l'on s'en tient à Monnet-Schuman, les administrations examineront successivement les modalités, les conditions, les calendriers d'entrée. Elles accompagneront l'arrivée des nouveaux membres. Sans les avoir jamais pensées, elles redéfiniront les nouvelles frontières, et donc la nouvelle nature de l'Union.

Les premiers succès éludent désormais la question des objectifs. Si nous ne voulons pas abandonner au hasard des vents notre souveraineté, perdre le sens du projet européen, rompons avec Monnet-Schuman. Définissons, une fois pour toute, les confins et la fin de l'Union.

 

Brique 2 - Quel arbitre ?

D'un coup d'½il, trois niveaux de relations se distinguent entre l'Union européenne d'une part, la Russie et la Turquie de l'autre. Premièrement, les relations individuelles qui correspondent aux échanges et communications entre ressortissants. Deuxièmement, les relations entre appareils administratifs qui encadrent et contrôlent les relations individuelles. Troisièmement, les relations entre hommes d'Etats qui personnifient les échanges et, en principe, transforment les aspirations du premier niveau en instructions pour le second.

Le premier niveau, celui des relations individuelles, doit être pris en compte, de manière prioritaire, pour juger des limites de l'Union. Il conditionne sa substance et sa vitalité future. Dans le même temps, il met à jour le système de valeurs et d'intérêts de l'Union. De valeurs, car le modèle démocratique, qui revendique la primauté du choix individuel et le respect de la personne, est au c½ur du projet européen. D'intérêts, car le poids de ces deux pays pourrait radicalement modifier l'équilibre démographique de l'Union.

Notre effort d'analyse et de proposition doit s'exercer sur lui pour deux raisons principales : éviter que le processus d'adhésion ne se fasse au détriment des citoyens de l'UE et éviter que l'UE ne s'enferme dans une logique de repli.

 

Brique 3 - Vers un Etat-civilisation

Selon quels critères réunir des individus au sein d'une même communauté politique ? Selon quel critère les exclure ? Les villes, départements, régions, Etats nous donnent l'exemple de limites et de frontières, mais bâtis selon quels principes et quelles règles ? Nous dira-t-on que ce sont les hasards des batailles et des révolutions ? Passons du fait au droit et imaginons-nous maîtres des frontières de l'Union européenne, obligés de retenir ou d'écarter la Turquie, la Russie, le Maroc peut-être. Quel principe retenir ?

Commencer par respecter les intérêts du citoyen. Cette pierre de touche doit décider des frontières de l'UE. Elle nous donne le principe d'extension : croître, c'est additionner des forces communes. Elle détermine aussi le principe de limitation : chaque nouveau membre alourdit l'UE de contraintes nouvelles qu'il fait peser sur ses partenaires, et à travers eux, sur les citoyens de tous les autres Etats membres.

Les peuples peuvent conjuguer de nombreuses forces, mais les différences de m½urs, de coutume, de religion, de souvenirs et de langues sont de puissantes entraves à l'unité. De même que les institutions municipales s'appuient sur les communautés urbaines, les nations sur les peuples, les nouveaux états-continents doivent prendre la forme de plus vastes unités culturelles, ils doivent représenter les civilisations.

En refusant Turquie et Russie, l'UE aura le courage de dire ce qu'elle n'est pas. Elle fondera l'unité de la civilisation et des institutions européennes.

 

Brique 4 - En marche et aux marches

La principale menace pesant sur l'Union européenne n'est pas externe mais interne. Ce qui la menace réellement : devenir une forteresse assiégée. Outre les frustrations engendrées par une fermeture pratique ou symbolique vis-à-vis de ses principaux voisins, le repli sur la zone des 25 Etats-membres entraînerait une profonde schizophrénie. Pour tout dire, l'identité européenne serait beaucoup plus altérée par cette orientation que par une politique d'ouverture choisie et revendiquée.

Depuis le traité de Rome, l'UE se caractérise par son aptitude à mener un double mouvement de manière simultanée : progresser spatialement par bonds successifs et renforcer son intégration par le respect d'un agenda commun. Plus profondément, l'Europe se caractérise de manière constante - hors guerres civiles européennes -comme une bourse aux échanges matériels et spirituels. Dialogique, elle se caractérise par sa capacité à être, en tout temps et en tout lieu, un laboratoire de transformations.

Cette vision de l'UE comme dépositaire de l'esprit européen conduit à la concevoir comme une force conquérante d'une nature particulière : une force intégratrice. Forte de son pouvoir d'attraction et de son pouvoir de coercition, elle est suffisamment confiante et résolue pour diffuser ses valeurs en tenant étroitement compte de ses intérêts et possibilités. Sa nature et ses moyens lui permettraient idéalement d'encourager et d'accompagner les changements dans son pourtour et au-delà. Autrement dit, nous ne considérons pas les limites de l'UE figées une fois pour toute. Nous concevons l'UE comme un acteur politique capable de modifier son environnement en respectant un principe de mesure et de retenue.

 

Brique 5 - Les deux fils

L'entrée de la Turquie engage la nature et le cours du projet européen. Il n'est plus possible de s'en tenir aux logiques administratives, qui privent les citoyens européens d'une réflexion sur leur identité et leur rapport à l'étranger. Il n'est plus possible de tenir à la Turquie ce langage ambigu et flottant. Il n'est pas possible de se détourner de l'Ukraine et de la Russie.

Il faut dire que l'Europe est une civilisation, que cette civilisation unit un peuple, que ce peuple, comme tous les peuples, doit avoir ses propres institutions, qu'avec la Turquie, l'UE ne représentera plus les peuples d'Europe. Il faut dire aussi que l'Europe se sépare d'elle-même, lorsque l'esprit d'ouverture cesse d'y souffler; qu'une forteresse assiégée sur un cap de l'Asie ne serait qu'un tombeau; qu'il faut aller vers la Turquie, la Russie, et la Méditéranée.

L'Europe est double, et nous voulons deux projets institutionnels pour l'Europe. Le premier devra construire l'Etat-Civilisation européen, et le deuxième assurer son ouverture au monde. L'UE devra avoir le courage de revendiquer son unité en excluant la Turquie. Parallèlement, l'UE devra fonder un nouveau processus d'association avec la Turquie d'abord, l'Ukraine et la Russie ensuite, pour porter les valeurs universelles de l'Europe au-delà de ses frontières.

Les citoyens devront élire leurs représentants dans l'Union Européenne et dans l'Union Démocratique. Avec les années, leur vote décidera des écarts et des convergences entre les deux Unions. Il est temps de reconnaître les deux fils de la construction européenne.

 

Travaux : vote

Les membres du Cercle présents lors de la soirée du 17 mars ont débattu et répondu de la façon suivante à la question "Etes vous plutôt favorable, défavorable ou indifférent aux briques présentées ci dessus ? Pour chacune des cinq briques, merci de sélectionner, entre les trois réponses proposées, celle qui vous convient le mieux."

Ce vote ne définit pas ce qui serait "la position" du Cercle du Pont Neuf, mais doit être compris pour ce qu'il est : un indicateur de notre débat.

== La brique 1 a été approuvée par 90% des votants.

== La brique 2 a été approuvée par 70% des votants

== La brique 3 a été approuvée par 65% des votes

== La brique 4 a été rejetée par 65% des votants, approuvée par 25%, tandis que 10% ne se sont pas prononcés.

== Enfin, la brique 5 a été rejetée par 45% des votants, mais approuvée par 40%, tandis que 15% n'ont pas pris position.

 

Pavés choisis : la bibliographie

 

Civilisation et institutions :

•  Benjamin Barber, Djihad versus McWorld , Paris, Desclée de Brouwer, 1996 (trad.).

•  Jean-François Bayart, L'illusion identitaire , Paris, Fayard, 1996.

•  Fernand Braudel, Grammaire des civilisations , Paris, Flammarion, 1993 (rééd.).

•  Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra , Paris, Armand Colin, 1992.

•  Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762.

•  Montesquieu, De l'esprit de lois, 1758.

•  Samuel Huntington, Le Choc des civilisations , Paris, Odile Jacob, 1997 (trad.).

Europe(s) :

• Claire Demesmay, « Les Européens existent-ils ? », Politique étrangère , 3-4/2003.

•  Henri Mendras, L'Europe des Européens , Paris, Gallimard, 1997.

•  Jean Monnet, Mémoires , Paris, Fayard, 1976.

•  Edgar Morin, Penser l'Europe , Paris, Gallimard, 1987.

•  Elisabeth du Réau, L'idée d'Europe au XXe siècle , Bruxelles, Complexe, 1996.

L'Union européenne :

•  Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne , Bruxelles, Complexe, 2001.

•  Robert Cooper, The Breaking of Nations , London, Atlantic Books, 2003.

•  Nicole Gnesotto, La puissance et l'Europe , Paris, Presses de Sciences Po, 1998.

•  Joylon Howorth, « Au-delà des apparences ou les lents progrès de la PESD », Politique étrangère , 3-4/2003.

•  Maxime Lefebvre, « Un programme géopolitique pour l'Europe élargie », Politique étrangère , 3-4/2003.

•  Maxime Lefebvre, « L'élargissement à l'Est : un risque ou une chance ? », Revue du marché commun et de l'Union européenne, 467/2003.

UE/Russie :

•  A. Andreyev, « How Do Russians View Cooperation with Europe ? », Russia in Global Affairs, 2/2003.

•  Vladimir Baranovsky, « Russia : a part of Europe or apart from Europe ? », International Affairs (London), 3/2000.

•  Dominic Lieven, Empire, The Russian Empire and Its Rivals , London, Pimlico, 2003 (rééd.).

•  Dov Lynch, La Russie face à l'Europe , Paris, IES, « Cahiers de Chaillot », 60/2003.

•  Dov Lynch (ed.), EU-Russian security dimensions , Paris, IES, « Occasional Papers », 46/2003.

UE/Turquie :

•  Gamze Avci, « Turkey's Slow EU Candidacy : Insurmountable Hurdles to Membership or Simple Euro-skepticism », Turkish Studies , 1/2003.

•  Esra Cayhan, « Towards a European Security and Defense Policy : With or Without Turkey ? », Turkish Studies , 1/2003.

•  Bénédicte Flamand-Lévy, « Elargissement et culture : le cas turc », in Thuan Cao-Huy, Etudes sur l'Elargissement de l'UE , Paris, PUF, 2002.

•  Salgur Kançal, « La candidature européenne de la Turquie : cheval de Troie ou mouton noir ? », in Thuan Cao-Huy, Etudes sur l'Elargissement de l'UE , Paris, PUF, 2002.

 

(*) Thomas Gomart, docteur en histoire contemporaine de l'Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, est chercheur associé à l'Institut français des relations internationales. Il enseigne à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et à l'Université de Paris I.

(**) Patrice Lamothe, ancien élève de l'Ecole nationale des ponts et chaussées, de l'IEP de Paris et de l'INSEAD, est consultant en stratégie.


 
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