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4 novembre 2004


AMÉRIQUE-EUROPE : au lendemain de l'élection présidentielle aux Etats-Unis

Vers un nouveau contrat transatlantique ?

par Guillaume Larrivé

 

 

Les électeurs américains ont voté, avec les résultats que l'on sait. Et à l'heure où l'Amérique doit choisir entre la recherche d'une domination imposée et celle d'un leadership accepté, la question de la relation transatlantique ne pourra pas ne pas être de nouveau posée. C'est le premier enseignement d'une lecture croisée des essais de Zbigniew Brzezinski (1) et de Robert Kagan (2).

Kagan, qui a mis de l'eau dans son vin depuis La Puissance et la Faiblesse (Plon, Paris, 2003), reconnaît désormais que l'affirmation militaire américaine conduit à l'impasse si elle n'est pas légitimée par l'approbation des autres démocraties occidentales, c'est-à-dire en premier lieu par l'Europe. Brzezinski, par des détours plus nuancés, arrive à la même conclusion. Le mariage de Mars et Vénus ne peut avoir de sens qu'au service d'une vision commune et de réalité qu'au prix d'efforts partagés.

Kagan ne croit guère que ces deux conditions puissent être bientôt remplies : «Aujourd'hui, de nombreux Européens font le pari que les dangers présentés par l'«axe du mal», le terrorisme et les tyrans ne seront jamais aussi grands que celui posé par un Léviathan sans entraves. Peut-être (...) l'heure est-elle venue pour les cerveaux les plus éclairés du Vieux Continent, y compris ceux qui vivent sur la terre natale de Pascal, de commencer à se demander ce qu'il adviendra si ce pari n'est pas le bon» (pp. 118-120). C'est en des termes substantiellement différents et de manière plus convaincante que Brzezinski comprend ce «pari» et, en conséquence, la possibilité que les Américains et les Européens agissent de concert.

Contrairement à l'universitaire néoconservateur, l'ancien conseiller du président Carter plaide, d'abord, pour une identification fine des menaces qui pèsent sur les Etats-Unis et l'Europe. Il refuse le simplisme des formules bushiennes et s'attache, tout particulièrement, à une analyse nuancée, régionale et politique, des forces à l'oeuvre au sein du monde islamique. L'examen des menaces est, en outre, élargi à des problématiques de long terme, trop souvent éludées, tenant à l'identité occidentale et à la question du «qui sommes-nous ?» à laquelle Huntington consacre d'ailleurs son nouvel essai (3).

Ainsi, dans des développements particulièrement éclairants, Brzezinski insiste sur les défis de la démographie : «L'importance du «pic de jeunesse» au Moyen-Orient et en Afrique du Nord fera peser une menace particulière sur l'Union européenne, en raison de sa proximité géographique» (pp. 227-228) - menace qui s'accompagnera d'une immigration massive, «inévitable, quelle que soit l'intensité des conflits culturels et sociaux qu'elle entraîne».

De même, les mutations internes aux Etats-Unis ne sont pas sous-estimées : Brzezinski relève qu'en créant des «groupes de veto ethniques» (p. 262), le multiculturalisme peut éroder la cohésion, et donc la cohérence stratégique des Etats-Unis. Cette évolution intérieure est d'autant plus remarquable que, à l'extérieur, la culture de masse américaine a «un fort impact déstabilisateur» sur de nombreuses régions du monde, travaillées par une dynamique d'individualisme en rupture avec leurs modes d'organisation traditionnels, au prix d'ajustements coûteux et, parfois, d'une réaction de rejet de l'Occident.

Face à l'intensité et à la diversité des phénomènes d'hostilité anti-occidentale, et alors qu'ils sont eux-mêmes en proie à des tensions internes, les Etats-Unis et l'Europe, nous dit Brzezinski, auraient donc bien tort de ne pas s'efforcer de mieux coopérer, singulièrement au Moyen-Orient.

N'est-ce qu'une pétition de principe ? Ou, pour le dire autrement : à supposer que les Etats-Unis et l'Europe parviennent à retrouver une vision commune propre à augmenter leur degré de sécurité, l'Europe aurait-elle alors la volonté et les moyens d'agir aux côtés des Etats-Unis ? Certes, Brzezinski ne doute pas que l'Union européenne puisse utilement exercer un ministère de la parole : la première vertu européenne est de demander à l'Amérique de faire des efforts pour mieux se conformer aux principes qu'elle proclame, c'est-à-dire pour alléger les maux dont s'accompagne la mondialisation (épidémies, inégalités, pollution...) et, partant, réduire les foyers d'instabilité. Mais l'Europe peut-elle aussi participer à un ministère de l'action et, notamment, de l'action militaire ?

A cet égard, avec la force des chiffres, Brzezinski relève que les dépenses militaires de l'UE sont moitié moindres que celles des Etats-Unis. Mais cette situation de dépendance militaire européenne reste, pour le professeur de la Johns Hopkins University, plutôt souhaitable : Brzezinski ne veut pas, pour les Etats-Unis, d'une Europe de la défense majeure, apte à peser sur les grands choix militaires.

C'est là, pour un lecteur européen, le principal avertissement de cet essai. S'il plaide pour un nouveau partenariat entre l'Europe et les Etats-Unis, il ne l'envisage que dans le cadre d'une Otan non paritaire. L'idée du «noyau mondial» des démocraties occidentales n'est pas celle d'un couple dont les deux partenaires seraient placés sur le même plan.

Acceptons-en l'augure, en regardant sans complaisance les chiffres témoignant du retard de l'Europe continentale : croissance molle, démographie déclinante, budgets publics obérés par le poids de dépenses d'intervention sociale non maîtrisées. Vue des think-tanks américains, l'Europe est trop empêtrée dans ses rigidités internes pour prétendre à la parité. Le nouveau contrat transatlantique que Brzezinski - et dans une moindre mesure Kagan - appelle de ses voeux n'est pas un pacte d'égaux, mais un accord grâce auquel le leader politico-militaire américain renforcerait le degré de sécurité occidentale avec le concours d'une Europe surtout diplomatico-économique et accessoirement militaire.

Tout est affaire de perspective. Que l'Europe ne puisse aujourd'hui prétendre au coleadership mondial, c'est une réalité. Mais il ne tient qu'à nous, Européens, de mieux nous faire respecter par nos alliés américains. «Ces alliés, quels seront-ils ? Comment les trouverons-nous ? Il ne s'agit pas de mendier les alliances. On les obtient par la force et par le prestige qu'on possède, par les services qu'on peut rendre», écrivait déjà Jacques Bainville au sortir de la Première Guerre mondiale (4).

Le «vrai choix» est autant celui des Etats-Unis que des Européens. A l'heure où l'on débat du projet de Constitution européenne, il serait temps de reposer, dans les capitales des Vingt-Cinq ou, plus sûrement, dans le périmètre d'une «coopération renforcée», la question de l'effort militaire aux côtés des Etats-Unis, et non contre eux.

GUILLAUME LARRIVE


(1) Le Vrai Choix - L'Amérique et le reste du monde, Odile Jacob, 2004.

(2) Le Revers de la puissance - Les Etats-Unis en quête de légitimité, Plon, 2004.

(3) Who Are We ?, Simon & Schuster, New York, 2004.

(4) Les Conséquences politiques de la paix, Fayard, 1920.

   

 
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