L’Amiral Lanxade a souligné les nouveaux risques pesant
sur le système international depuis la chute du Mur de Berlin,
s’estimant notamment inquiet du potentiel de déstabilisation
des Etats musulmans lié à la montée de l’intégrisme.
Revenant sur les crises irakiennes et ivoiriennes, il a estimé
plus que jamais nécessaire la poursuite des efforts de rattrapage
de notre pays sur le plan militaire et l’affirmation d’une
politique européenne de la défense mieux intégrée,
permettant de parer les risques d’une confrontation frontale
entre les pays du Sud et les Etats-Unis.
I – VERS UN CHOC DES CIVILISATIONS
?
1) Les nouveaux risques géopolitiques
Le passage d’un monde bipolaire à un univers plus instable,
depuis la chute du Mur de Berlin, fait peser de nouveaux risques
sur le système international.
Au-delà de la persistance de conflits antérieurs (Palestine,
Cachemire) et de l’apparition de nouveaux fronts liés
à la dislocation du bloc soviétique (Yougoslavie)
ou à la nouvelle fracture de développement entre le
Nord et le Sud, l’Amiral Lanxade a souligné trois grands
risques :
- la déstabilisation interne des Etats, qui peut se propager
à des régions entières, rappelant les exemples
de la Centrafrique, de la région des Grands lacs et peut-être
demain de la Côte-d'Ivoire ;
- les dangers de la prolifération des armes de destruction
massive, notamment en Asie, compte tenu de l’hypothèque
nord-coréenne , dont le risque est apparu clairement à
l’occasion des tensions récentes entre le Pakistan
et l’Inde ;
- le risque du terrorisme international, depuis les attentats du
11 septembre.
L’Amiral
Lanxade a souligné au passage la différence qui existe
entre le « terrorisme localisé » ou «
régional » de type basque ou palestinien, répondant
à des objectifs politiques clairement identifiés et
dont il est possible de traiter les symptômes en s’attaquant
aux causes, et un nouveau « terrorisme idéologique
mondialisé » en émergence, de type El Khaida,
bénéficiant d’une organisation décentralisée,
de nature beaucoup plus complexe, et se développant sur le
terreau d’un message anti-occidental violent.
2) Les raisons de la montée de l’islamisme dans les
pays musulmans
L’Amiral Lanxade a dès lors estimé nécessaire
de s’interroger sur les raisons fondamentales de la montée
des thèses islamistes, qui alimente aujourd’hui ce
terrorisme international ainsi que certaines formes de terrorisme
régional.
A ces yeux, la montée de ces thèses correspond, dans
bon nombre de pays musulmans, à la déliquescence de
la situation économique et sociale, rappelant à cet
égard le risque de prise de pouvoir par les islamistes qui
avait existé dans les années 1986-1987 en Tunisie,
au moment ou le Président Bourguiba n’était
plus en mesure de gouverner le pays. « Le meilleur outil à
moyen terme de lutte contre l’islamisme réside dans
le progrès social et économique », a insisté
l’Amiral Lanxade, soulignant l’urgence de s’attaquer
à ce défi.
3) Les risques de la politique américaine
Que penser dès lors de la politique américaine ?
L’Amiral Lanxade a rappelé que face à cette
situation, les Etats-Unis ont été jusqu’ici
et demeurent largement seuls. Il a jugé que les Américains
sont en grande partie responsable de l’actuelle montée
du sentiment américain, et partant, anti-occidental dans
les pays arabes, l’arrivée au pouvoir de Bush avait
consacré une vision des relations internationales, fondée
:
- d’une part, sur la définition quelque peu manichéenne
d’un « axe du mal » à combattre ;
- d’autre part, sur une « forte réticence »
américaine à l’égard des organisations
internationales, et notamment du Conseil de Sécurité
des nations Unis.
L’Amiral Lanxade a souligné les risques de cette politique
américaine. La notion de « guerre préventive
» aujourd’hui intégrée dans la stratégie
des Etats-Unis est tout à fait contraire aux principes de
la Charte de l’ONU et présente des risques majeurs
pour la stabilité internationale, dans la mesure où
un conflit en Irak pourrait déclencher d’autres conflits
en cascade.
Le risque est d’autant plus grand que la profonde dégradation
de l’image des Etats-Unis dans les pays arabes (de 60 à
80% d’opinions défavorables, selon une récente
enquête), alimentée notamment par le « matraquage
médiatique anti-américain » des opinions arabes
par des chaînes comme Al-Jazira, rehaussait du même
coup le prestige des leaders islamistes et se répercutait
sur l’image du reste des nations occidentales.
4) La responsabilité partagée
des Européens
L’Amiral Lanxade a souligné que les Européens
étaient également pour partie responsables de cette
évolution inquiétante des relations internationales,
par leur incapacité traditionnelle à s’accorder
sur une position commune lors des conflits récents, et par
l’effort tout à fait insuffisant qu’ils avaient
consentis sur le plan budgétaire en faveur de leur politique
de défense, ces dernières années, rappelant
que le budget militaire américain atteignait 3% du PIB de
ce pays, contre à peine 2,3% pour le Royaume-Uni, 1,7% pour
la France (avant la loi de programmation militaire 2003-2008), 1,1%
pour l’Allemagne, 1% pour l’Espagne et l’Italie
ou encore 0,9% pour la Belgique.
II – LA CRISE IRAKIENNE
1) Les raisons de l’engagement américain
Selon l’Amiral Lanxade, les raisons fondamentales qui pourraient
décider les Américains à s’attaquer prochainement
à l’Irak résident :
- d’une part, dans une conception messianique de la politique
extérieure américaine vis-à-vis du reste du
monde (Etats-Unis, « gardiens du monde »), rappelant
à cet égard l’influence de la droite chrétienne
« intégriste » sur le parti républicain
de George W. Bush ;
- d’autre part, une vision stratégique, désormais
partagée par une grande partie de l’administration
américaine, selon laquelle il n’était plus possible
de laisser en l’état l’Arabie Saoudite gouvernée
par le wahhabisme (un « intégrisme riche »
a noté l’Amiral Lanxade), et que, dès lors,
seul un changement de régime en Irak permettrait ensuite
d’exercer des pressions plus fortes sur l’Arabie saoudite
en faveur d’une évolution de son régime politique
;
Ces éléments, mêlés à quelques
considérations intérieures (difficultés économiques)
expliqueraient davantage la décision américaine d’intervenir
prochainement en Irak que les motivations liées au seul pétrole.
2)
Quelle attitude pour la France ?
Après avoir rappelé le rôle de notre pays dans
le vote de la résolution 14-41 du Conseil de sécurité
de l’ONU (envoi des inspecteurs sur place), l’Amiral
Lanxade a indiqué quels étaient les fondements de
la position française : défense des prérogatives
de l’ONU ; primauté du droit préalablement au
recours à la force ; crainte d’un embrassement de la
région du Golfe, et partant, de l’ensemble des pays
musulmans (Pakistan, Jordanie, Egypte, voire Maroc) et d’une
évolution concrétisation du « choc des civilisations
» annoncé par Samuel Huntington, il y a quelques années.
Il a toutefois estimé que, dans l’hypothèse
du vote d’une seconde résolution se bornant à
condamner le régime de Saddam Hussein ou jugeant inacceptables
les obstacles mis au déroulement de la mission des inspecteurs,
la France ne pourrait pas faire usage de son droit de veto et n’aurait
d’autres choix que de s’abstenir, laissant dès
lors le champ libre à une intervention militaire, même
dépourvue d’une autorisation explicite du recours à
la force par le Conseil de sécurité.
Quant à la participation de la France aux actions militaires,
il estime qu’elle dépendra de la qualité du
dialogue noué au sein de l’ONU et de contenu de la
seconde résolution.
Interrogé sur les gains à attendre pour la France
de cette attitude, l’Amiral Lanxade a souligné qu’aucune
autre voie réaliste n’était envisageable, et
qu’en toute hypothèse, la perspective d’éventuels
retours économiques lors de la reconstruction de l’Irak,
était aléatoire, compte tenu des intérêts
américains sur ce sujet.
III – LA CRISE IVOIRIENNE
L’Amiral Lanxade a souligné les responsabilités
que la France avait à ses yeux dans cette crise, de nature
économique (diminution du soutien de la France à l’Afrique
francophone à compter des années 1980) et politique
(l’Amiral a évoqué l’"importation"
dans cette zone des dissensions politiques franco-françaises,
par le jeu du soutien aux différents leaders africains apportés
par tel ou tel parti ou réseau français).
Après avoir rappelé la gravité du fossé
séparant aujourd’hui le Nord ivoirien musulman au Sud
animiste, il a souligné que la situation des forces armées
françaises était « extrêmement difficile
», notant simultanément la lourdeur d’une opération
qui viserait à évacuer entre 1 600 et 2 500
personnes de la Côte-d'Ivoire et l’impossibilité
de notre pays à se retirer du pays rapidement (« syndrome
rwandais », en vertu duquel la France serait dans ce cas immédiatement
accusée d’abandon).
IV – L’EVOLUTION DE LA DEFENSE FRANCAISE
1) La loi de programmation 2003-2008 et la professionnalisation
des armées
L’Amiral a estimé que la France avait laissé
se détériorer de manière continue l’outil
militaire national pendant des années, malgré des
lois successives de programmation militaire, qui d’ailleurs
n’avaient pas eu tous les résultats escomptés,
compte tenu de la mise en œuvre partielle des crédits
affectés. Il a souligné qu’il y a encore quelques
mois, la moitié des hélicoptères d’attaque
étaient immobilisés en raison de leur état
et que cette évolution avait eu de graves conséquences,
non seulement sur le moral des personnels de l’armée,
mais aussi sur l’influence diplomatique de notre pays (transfert
du leadership militaire européen de la France vers le Royaume-Uni,
notamment).
L’Amiral a reconnu l’effort prévu dans le cadre
de la loi de programmation militaire 2003-2008, soulignant que la
France « avait « évité de justesse
une crise majeure de sa défense » et rendant hommage
à l’action de l’actuelle Ministre de la Défense.
Il a toutefois estimé qu’il s’agissait essentiellement
d’un « rattrapage », notamment en matière
de crédits d’équipement, qui demeure de son
point de vue incomplet, puisqu’avec 2% du PIB consacrés
au budget de la défense, notre pays reste encore loin des
britanniques et des Etats-Unis.
Revenant sur la professionnalisation des armées, l’Amiral
Lanxade a regretté que cette évolution, certes «
nécessaire », se soit traduite :
- en raison du choix fait en faveur d’un basculement «
brutal » vers une armée professionnelle, par une diminution
temporaire des ressources en effectifs susceptibles d’être
mobilisés sur certains thèatres d’opération
;
- par la disparition du Service national, qui prive notre pays d’un
lieu utile d’intégration pour certains jeunes, rappelant
que la commission « Seguin » sollicitée à
l’époque avait recommandé son maintien.
- par un risque d’isolement de l’armée française
vis-à-vis du reste de la société française,
jugeant à cet égard urgent de refonder la relation
entre l’Armée et la nation.
2) La modernisation de l’industrie d’armement en France
et en Europe
Interrogé sur certains dossiers liés à la restructuration
de l’industrie d’armement, l’Amiral a estimé
qu’il était impératif d’apporter un soutien
politique beaucoup plus substantiel qu’aujourd’hui à
l’industrie de défense européenne, voyant dans
l’achat récent par le gouvernement polonais d’avions
militaires américains une preuve de cet insuffisant soutien.
Regrettant qu’il y ait aujourd’hui dix fois plus d’achats
européens de matériels militaires américains
que l’inverse, il a appelé de ces vœux la création
d’une « véritable politique européenne
de l’armement », fondée sur l’harmonisation
des programmes, la création d’une Agence européenne
de l’Armement et l’élévation des budgets
militaires nationaux.
Le risque, a-t-il insisté, est de voir à terme disparaître
toute industrie de défense en Europe, ce qui aurait pour
effet « de mettre l’Europe dans la main des Américains
».
S’agissant de la restructuration des industries françaises
d’armement, l’Amiral Lanxade a reconnu le poids des
intérêts industriels dans le maintien du GIAT ou de
la DCN et a souligné les limites de la politique d’exportation
suivie par la France pour les « Rafales » et les chars
« Leclerc » et a regretté certains choix au sein
de la loi de programmation. Il a en revanche justifié la
construction du nouveau porte-avion nucléaire français,
rappelant le choix fait par les Britanniques en faveur d’un
autre modèle de décollage des avions, mais a reconnu
qu’il était possible d’envisager l’utilisation
en commun de certaines possibilités offertes par ce nouvel
instrument (notamment, la création d’un groupe aérien
embarqué franco-allemand).
3) La construction d’une
Europe de la défense
Interrogé sur le choix de privilégier l’axe
franco-allemand en matière de défense, l’Amiral
a justifié ce choix en soulignant que les Britanniques, après
la « divine surprise » du Somment de Saint-Malo, avaient
pris ensuite des positions peu favorables à des avancées
substantielles de la défense européenne. Il a par
ailleurs estimé qu’une réussite avec les Allemands
aurait pour effet vraisemblable d’amener les Britanniques
à nous rejoindre.
S’agissant de l’OTAN, l’Amiral Lanxade a proposé
de transformer l’organisation atlantique en véritable
alliance militaire entre les Etats-Unis et l’Union européenne,
reposant sur deux chaînes de commandement politico-militaire
- l’une américaine, l’autre européenne
(autour de l’actuel COPS)-, sous l’égide d’un
« Conseil stratégique », qui déciderait
de l’emploi de telle ou telle force, en fonction du théâtre
d’opération. L’européanisation du SACEUR
compléterait cette évolution.