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Compte-rendu du dîner-débat avec l'amiral Lanxade

par Thomas Chalumeau (*)

Le dîner débat avec l'amiral Jacques Lanxade s'est tenu le 29 janvier 2003. La note ci-dessous n'a pas été relue par le conférencier.


L’Amiral Lanxade a souligné les nouveaux risques pesant sur le système international depuis la chute du Mur de Berlin, s’estimant notamment inquiet du potentiel de déstabilisation des Etats musulmans lié à la montée de l’intégrisme. Revenant sur les crises irakiennes et ivoiriennes, il a estimé plus que jamais nécessaire la poursuite des efforts de rattrapage de notre pays sur le plan militaire et l’affirmation d’une politique européenne de la défense mieux intégrée, permettant de parer les risques d’une confrontation frontale entre les pays du Sud et les Etats-Unis.


I – VERS UN CHOC DES CIVILISATIONS ?


1) Les nouveaux risques géopolitiques

Le passage d’un monde bipolaire à un univers plus instable, depuis la chute du Mur de Berlin, fait peser de nouveaux risques sur le système international.

Au-delà de la persistance de conflits antérieurs (Palestine, Cachemire) et de l’apparition de nouveaux fronts liés à la dislocation du bloc soviétique (Yougoslavie) ou à la nouvelle fracture de développement entre le Nord et le Sud, l’Amiral Lanxade a souligné trois grands risques :
- la déstabilisation interne des Etats, qui peut se propager à des régions entières, rappelant les exemples de la Centrafrique, de la région des Grands lacs et peut-être demain de la Côte-d'Ivoire ;
- les dangers de la prolifération des armes de destruction massive, notamment en Asie, compte tenu de l’hypothèque nord-coréenne , dont le risque est apparu clairement à l’occasion des tensions récentes entre le Pakistan et l’Inde ;
- le risque du terrorisme international, depuis les attentats du 11 septembre.

L’Amiral Lanxade a souligné au passage la différence qui existe entre le « terrorisme localisé » ou « régional » de type basque ou palestinien, répondant à des objectifs politiques clairement identifiés et dont il est possible de traiter les symptômes en s’attaquant aux causes, et un nouveau « terrorisme idéologique mondialisé » en émergence, de type El Khaida, bénéficiant d’une organisation décentralisée, de nature beaucoup plus complexe, et se développant sur le terreau d’un message anti-occidental violent.


2) Les raisons de la montée de l’islamisme dans les pays musulmans


L’Amiral Lanxade a dès lors estimé nécessaire de s’interroger sur les raisons fondamentales de la montée des thèses islamistes, qui alimente aujourd’hui ce terrorisme international ainsi que certaines formes de terrorisme régional.
A ces yeux, la montée de ces thèses correspond, dans bon nombre de pays musulmans, à la déliquescence de la situation économique et sociale, rappelant à cet égard le risque de prise de pouvoir par les islamistes qui avait existé dans les années 1986-1987 en Tunisie, au moment ou le Président Bourguiba n’était plus en mesure de gouverner le pays. « Le meilleur outil à moyen terme de lutte contre l’islamisme réside dans le progrès social et économique », a insisté l’Amiral Lanxade, soulignant l’urgence de s’attaquer à ce défi.


3) Les risques de la politique américaine


Que penser dès lors de la politique américaine ?


L’Amiral Lanxade a rappelé que face à cette situation, les Etats-Unis ont été jusqu’ici et demeurent largement seuls. Il a jugé que les Américains sont en grande partie responsable de l’actuelle montée du sentiment américain, et partant, anti-occidental dans les pays arabes, l’arrivée au pouvoir de Bush avait consacré une vision des relations internationales, fondée :
- d’une part, sur la définition quelque peu manichéenne d’un « axe du mal » à combattre ;
- d’autre part, sur une « forte réticence » américaine à l’égard des organisations internationales, et notamment du Conseil de Sécurité des nations Unis.


L’Amiral Lanxade a souligné les risques de cette politique américaine. La notion de « guerre préventive » aujourd’hui intégrée dans la stratégie des Etats-Unis est tout à fait contraire aux principes de la Charte de l’ONU et présente des risques majeurs pour la stabilité internationale, dans la mesure où un conflit en Irak pourrait déclencher d’autres conflits en cascade.


Le risque est d’autant plus grand que la profonde dégradation de l’image des Etats-Unis dans les pays arabes (de 60 à 80% d’opinions défavorables, selon une récente enquête), alimentée notamment par le « matraquage médiatique anti-américain » des opinions arabes par des chaînes comme Al-Jazira, rehaussait du même coup le prestige des leaders islamistes et se répercutait sur l’image du reste des nations occidentales.


4) La responsabilité partagée des Européens


L’Amiral Lanxade a souligné que les Européens étaient également pour partie responsables de cette évolution inquiétante des relations internationales, par leur incapacité traditionnelle à s’accorder sur une position commune lors des conflits récents, et par l’effort tout à fait insuffisant qu’ils avaient consentis sur le plan budgétaire en faveur de leur politique de défense, ces dernières années, rappelant que le budget militaire américain atteignait 3% du PIB de ce pays, contre à peine 2,3% pour le Royaume-Uni, 1,7% pour la France (avant la loi de programmation militaire 2003-2008), 1,1% pour l’Allemagne, 1% pour l’Espagne et l’Italie ou encore 0,9% pour la Belgique.


II – LA CRISE IRAKIENNE


1) Les raisons de l’engagement américain


Selon l’Amiral Lanxade, les raisons fondamentales qui pourraient décider les Américains à s’attaquer prochainement à l’Irak résident :
- d’une part, dans une conception messianique de la politique extérieure américaine vis-à-vis du reste du monde (Etats-Unis, « gardiens du monde »), rappelant à cet égard l’influence de la droite chrétienne « intégriste » sur le parti républicain de George W. Bush ;
- d’autre part, une vision stratégique, désormais partagée par une grande partie de l’administration américaine, selon laquelle il n’était plus possible de laisser en l’état l’Arabie Saoudite gouvernée par le wahhabisme (un « intégrisme riche » a noté l’Amiral Lanxade), et que, dès lors, seul un changement de régime en Irak permettrait ensuite d’exercer des pressions plus fortes sur l’Arabie saoudite en faveur d’une évolution de son régime politique ;

Ces éléments, mêlés à quelques considérations intérieures (difficultés économiques) expliqueraient davantage la décision américaine d’intervenir prochainement en Irak que les motivations liées au seul pétrole.

2) Quelle attitude pour la France ?


Après avoir rappelé le rôle de notre pays dans le vote de la résolution 14-41 du Conseil de sécurité de l’ONU (envoi des inspecteurs sur place), l’Amiral Lanxade a indiqué quels étaient les fondements de la position française : défense des prérogatives de l’ONU ; primauté du droit préalablement au recours à la force ; crainte d’un embrassement de la région du Golfe, et partant, de l’ensemble des pays musulmans (Pakistan, Jordanie, Egypte, voire Maroc) et d’une évolution concrétisation du « choc des civilisations » annoncé par Samuel Huntington, il y a quelques années.


Il a toutefois estimé que, dans l’hypothèse du vote d’une seconde résolution se bornant à condamner le régime de Saddam Hussein ou jugeant inacceptables les obstacles mis au déroulement de la mission des inspecteurs, la France ne pourrait pas faire usage de son droit de veto et n’aurait d’autres choix que de s’abstenir, laissant dès lors le champ libre à une intervention militaire, même dépourvue d’une autorisation explicite du recours à la force par le Conseil de sécurité.


Quant à la participation de la France aux actions militaires, il estime qu’elle dépendra de la qualité du dialogue noué au sein de l’ONU et de contenu de la seconde résolution.
Interrogé sur les gains à attendre pour la France de cette attitude, l’Amiral Lanxade a souligné qu’aucune autre voie réaliste n’était envisageable, et qu’en toute hypothèse, la perspective d’éventuels retours économiques lors de la reconstruction de l’Irak, était aléatoire, compte tenu des intérêts américains sur ce sujet.


III – LA CRISE IVOIRIENNE


L’Amiral Lanxade a souligné les responsabilités que la France avait à ses yeux dans cette crise, de nature économique (diminution du soutien de la France à l’Afrique francophone à compter des années 1980) et politique (l’Amiral a évoqué l’"importation" dans cette zone des dissensions politiques franco-françaises, par le jeu du soutien aux différents leaders africains apportés par tel ou tel parti ou réseau français).


Après avoir rappelé la gravité du fossé séparant aujourd’hui le Nord ivoirien musulman au Sud animiste, il a souligné que la situation des forces armées françaises était « extrêmement difficile », notant simultanément la lourdeur d’une opération qui viserait à évacuer entre 1 600 et 2 500 personnes de la Côte-d'Ivoire et l’impossibilité de notre pays à se retirer du pays rapidement (« syndrome rwandais », en vertu duquel la France serait dans ce cas immédiatement accusée d’abandon).


IV – L’EVOLUTION DE LA DEFENSE FRANCAISE


1) La loi de programmation 2003-2008 et la professionnalisation des armées


L’Amiral a estimé que la France avait laissé se détériorer de manière continue l’outil militaire national pendant des années, malgré des lois successives de programmation militaire, qui d’ailleurs n’avaient pas eu tous les résultats escomptés, compte tenu de la mise en œuvre partielle des crédits affectés. Il a souligné qu’il y a encore quelques mois, la moitié des hélicoptères d’attaque étaient immobilisés en raison de leur état et que cette évolution avait eu de graves conséquences, non seulement sur le moral des personnels de l’armée, mais aussi sur l’influence diplomatique de notre pays (transfert du leadership militaire européen de la France vers le Royaume-Uni, notamment).


L’Amiral a reconnu l’effort prévu dans le cadre de la loi de programmation militaire 2003-2008, soulignant que la France « avait « évité de justesse une crise majeure de sa défense » et rendant hommage à l’action de l’actuelle Ministre de la Défense.


Il a toutefois estimé qu’il s’agissait essentiellement d’un « rattrapage », notamment en matière de crédits d’équipement, qui demeure de son point de vue incomplet, puisqu’avec 2% du PIB consacrés au budget de la défense, notre pays reste encore loin des britanniques et des Etats-Unis.


Revenant sur la professionnalisation des armées, l’Amiral Lanxade a regretté que cette évolution, certes « nécessaire », se soit traduite :
- en raison du choix fait en faveur d’un basculement « brutal » vers une armée professionnelle, par une diminution temporaire des ressources en effectifs susceptibles d’être mobilisés sur certains thèatres d’opération ;
- par la disparition du Service national, qui prive notre pays d’un lieu utile d’intégration pour certains jeunes, rappelant que la commission « Seguin » sollicitée à l’époque avait recommandé son maintien.
- par un risque d’isolement de l’armée française vis-à-vis du reste de la société française, jugeant à cet égard urgent de refonder la relation entre l’Armée et la nation.


2) La modernisation de l’industrie d’armement en France et en Europe


Interrogé sur certains dossiers liés à la restructuration de l’industrie d’armement, l’Amiral a estimé qu’il était impératif d’apporter un soutien politique beaucoup plus substantiel qu’aujourd’hui à l’industrie de défense européenne, voyant dans l’achat récent par le gouvernement polonais d’avions militaires américains une preuve de cet insuffisant soutien. Regrettant qu’il y ait aujourd’hui dix fois plus d’achats européens de matériels militaires américains que l’inverse, il a appelé de ces vœux la création d’une « véritable politique européenne de l’armement », fondée sur l’harmonisation des programmes, la création d’une Agence européenne de l’Armement et l’élévation des budgets militaires nationaux.


Le risque, a-t-il insisté, est de voir à terme disparaître toute industrie de défense en Europe, ce qui aurait pour effet « de mettre l’Europe dans la main des Américains ».


S’agissant de la restructuration des industries françaises d’armement, l’Amiral Lanxade a reconnu le poids des intérêts industriels dans le maintien du GIAT ou de la DCN et a souligné les limites de la politique d’exportation suivie par la France pour les « Rafales » et les chars « Leclerc » et a regretté certains choix au sein de la loi de programmation. Il a en revanche justifié la construction du nouveau porte-avion nucléaire français, rappelant le choix fait par les Britanniques en faveur d’un autre modèle de décollage des avions, mais a reconnu qu’il était possible d’envisager l’utilisation en commun de certaines possibilités offertes par ce nouvel instrument (notamment, la création d’un groupe aérien embarqué franco-allemand).


3) La construction d’une Europe de la défense


Interrogé sur le choix de privilégier l’axe franco-allemand en matière de défense, l’Amiral a justifié ce choix en soulignant que les Britanniques, après la « divine surprise » du Somment de Saint-Malo, avaient pris ensuite des positions peu favorables à des avancées substantielles de la défense européenne. Il a par ailleurs estimé qu’une réussite avec les Allemands aurait pour effet vraisemblable d’amener les Britanniques à nous rejoindre.


S’agissant de l’OTAN, l’Amiral Lanxade a proposé de transformer l’organisation atlantique en véritable alliance militaire entre les Etats-Unis et l’Union européenne, reposant sur deux chaînes de commandement politico-militaire - l’une américaine, l’autre européenne (autour de l’actuel COPS)-, sous l’égide d’un « Conseil stratégique », qui déciderait de l’emploi de telle ou telle force, en fonction du théâtre d’opération. L’européanisation du SACEUR compléterait cette évolution.

(*) Thomas Chalumeau, ancien élève de l'ENA, de l'ESSEC et de l'IEP de Paris, est haut fonctionnaire.

 

 

 

 
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