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Un débat interne au Cercle du Pont Neuf

Comment la France et l'Europe
doivent-elles répondre à la mondialisation ?

Note d'introduction au débat du 2 mars 2005,
par Lucie Muniésa et Frédéric Gilli, anciens élèves de l'Ecole polytechnique.


 

 

 

Statut de l'information sur le site : le Cercle du Pont Neuf est une association, dont les statuts sont déposés à la préfecture de police. Lieu de débat pluraliste, le Cercle met en ligne, sur son site, diverses contributions qui, sauf mention contraire, n'engagent pas le Cercle mais les seules personnes qui les signent. Les comptes-rendus des débats, de plus, n'engagent pas nos hôtes.

 

La discussion nous a paru indissociable d'une clarification des termes du débat. L'accent porte donc beaucoup sur 'de quoi parle-t-on?', la discussion des solutions venant en dernier.

Vous trouverez ci-dessous les trois questions qui, d'après nous, permettent de donner un cadre au débat. Les propositions (briques) de chacun viennent s'inscrirent dans chacun de ces thèmes. Vous pouvez vous prononcer 'plutôt favorablement' 'indifférent' ou 'plutôt défavorablement' sur toutes les briques et toutes les combinaisons sont possibles pour chacun des trois thèmes. Vous pouvez donc être 'favorable' aux deux ou 'favorable' à l'une et 'défavorable' à l'autre, voire 'indifférent' ou 'défavorable' aux deux, etc.

- Première question : la question "Qu'est-ce que la mondialisation?" est comprise comme un processus historique. (2 briques proposées)

- Deuxième question : "les conséquences de la mondialisation", les faits étant têtus, le débat fait surtout émerger des angles de questionnement différents. (2 briques proposées)

- Troisième question : forcément clivant, les solutions. Chacun a cherché des réponses à la question "Que peut faire l'Europe ?", qui pose essentiellement la question d'une realpolitik industrielle ou d'une approche systémique des problèmes. (2 briques proposées)

 

Qu'est-ce que la mondialisation ?

 

Brique 1-A : « re-colonisation »

La mondialisation s'inscrit dans un processus historique cyclique où certaines régions du globe cherchent à conquérir de nouveaux espaces afin d'y propager leur modèle. Si les anciennes puissances coloniales ont cherché à imposer leur modèle de civilisation (religieux, culturel, institutionnel, économique.) par la force militaire, leur tentative hégémonique a finalement échoué au bout de quelques siècles.

Quelques décennies après, la mondialisation relève de cette même logique, bien qu'elle se situe probablement sur un plan moins idéologique que la vague précédente : il s'agit d'une nouvelle forme de colonisation, une « re-colonisation », mais cette fois avec l'arme économique (commerce, investissement.), afin de généraliser à l'échelon planétaire le modèle économique occidental capitaliste.

Rendue possible par une vague récente de progrès technologiques (développement des transports et des moyens de communication), la libéralisation des échanges internationaux constitue un outil de reconquête pour les pays du Nord, leur permettant d'imposer leur modèle économique au reste du monde.

Brique (1-B) : « décolonisation »

D'abord, je ne considère pas qu'il faille faire l'amalgame entre l'Europe et les Etats-Unis dans un hypothétique 'monde occidental'. Nous avons des parentés fortes avec les Etats-Unis, mais les chemins de nos sociétés ont divergé : Bismarck ou Beveridge, capitalisme rhénan ou américain, place du religieux et rôle du pouvoir, etc.

Ensuite, il ne faut pas confondre progrès technique et équilibres géopolitiques : le progrès technique permet d'accélérer les échanges, il n'est une condition ni nécessaire ni suffisante à la globalisation. L'empire mongol du 12eme siècle est une preuve éclatante de cela.

Je crois que le progrès technique a eu un impact beaucoup plus fondamental sur nos sociétés : en satisfaisant les besoins matériels d'un nombre croissant d'humains, il pose la question des besoins existentiels : après des siècles de survie, une majorité des hommes se posent enfin la question de vivre. La domination, aujourd'hui, est ainsi affaire de 'métaphysique' plus que jamais : ce sont des Sociétés qui s'affrontent, des façons de vouloir vivre ensemble.

Dans ce cadre, et du strict point de vue européen, la mondialisation est tout l'inverse d'une re-colonisation. Je la verrais plutôt comme le stade ultime de la décolonisation : nous avons économiquement dominé le monde au 18eme et 19eme siècle, le leadership international nous a progressivement échappé au 20eme et nous nous retrouvons aujourd'hui en position de devenir une périphérie parmi d'autre d'un monde qui tend à être dominé par des valeurs anglo-saxonnes qui nous sont pour partie étrangères. Les Indiens s'étonnent d'ailleurs de notre découverte toute récente de la mondialisation, ils disent vivre dedans depuis deux cent ans. « Mondialisation » est un vocable de périphérie et le fait que l'on reprenne ce terme est le signe de notre éloignement du centre.


Quelles sont les conséquences de la mondialisation ?

Brique 2-A : « opportunités »

La mondialisation constitue une formidable opportunité de développement et une source d'enrichissement global. L'ouverture des pays, via les échanges internationaux, et la globalisation des différents pans de leurs économies (sphère financière, marchés des biens et des services.) conduisent à la création de nouvelles richesses et à une nouvelle répartition internationale des différents facteurs qui y ont contribué (travail, capital, technologie.).

Les Pays du Nord en sont les grands bénéficiaires compte tenu de leur avance dans de nombreux domaines (technologique, industriel.). En effet, la mondialisation leur offre l'accès à des débouchés supplémentaires et présentant de forts potentiels de croissance, des opportunités d'investissement des capitaux et un accès privilégié aux facteurs de production (main d'œuvre, ressources rares : matières premières, droits à polluer.). Ils doivent toutefois relever de nombreux défis pour préserver leur leadership et sont confrontés à de nouveaux challenges pour maintenir la compétitivité de leur système productif ainsi que leur capacité à créer des richesses au niveau de leurs économies nationales ou régionales.

La mondialisation a permis à la plupart des Pays du Sud de se développer et d'élever leur niveau de vie, allant jusqu'à faire émerger de nouvelles puissances, telles que l'Inde et la Chine, dont le développement repose avant tout sur une ouverture de leurs économies vers l'extérieur. Même si ce phénomène de rattrapage n'a pas opéré de la même façon pour tous et que des inégalités subsistent dans le partage des richesses planétaires, le mouvement est désormais irrémédiablement enclenché et entraînera dans cette spirale créatrice les pays aujourd'hui encore à la traîne.

Brique 2-B : « nationalismes »

Ce constat effectué, il n'est pas étonnant que l'Europe soit en quête d'une gestion multipolaire du monde. Même si cela répond à un courant de pensée historiquement fort, il s'affirme de manière opportune au moment où il constitue la seule alternative pour les tenants d'une Europe puissance. Car si, effectivement, tous les pays se développent économiquement en intégrant le marché mondial, le cadre politique dans lequel cela se produit est de plus en plus nationaliste.

L'Inde, la Chine, les Etats-Unis, le monde Arabo-musulman (s'il existe), toutes les puissances réelles ou potentielles se constituent autour de schémas économiquement ouverts mais opérant dans le cadre d'un repli identitaire très marqué. La Chine intègre l'OMC à ses conditions, l'Inde refuse l'aide internationale au moment du tsunami afin d'affirmer l'indépendance de sa politique économique, en Amérique du Sud les pays en développement ont de plus en plus une attitude 'politique' à l'égard des institutions internationales (brésil et argentine vis-à-vis du FMI), etc.

Dans le cadre de cette montée des périls, l'Europe risque de subir le sort des pacifistes, inéluctablement défaits dans les guerres de civilisations comme dans les guerres militaires. L'Europe plaide pour un monde 'pacifiste' multipolaire mais sans prendre conscience que ce monde est issu de son modèle propre de démocratie. Si elle l'oublie, si elle le change plus qu'elle ne le réforme, elle perdra sans combattre. La vision du monde des européens de demain s'inscrira alors non seulement dans une autre société, ce qui souhaitable, mais dans un autre modèle de société, ce qui signerait la défaite de notre continent.


Face à la mondialisation, que peut faire l'Europe ?

Brique 3-A : « realpolitik industrielle »

Se battre « à l'occidentale », avec les armes du libéralisme anglo-saxon, constitue une première réaction possible pour l'Europe. Ceci dit, la partie s'annonce difficile car les remèdes ne sont pas nécessairement ceux que l'on croit ! En effet, les économies anglo-saxonnes, et notamment américaine, ne doivent pas nécessairement leur succès aux principes du libéralisme généralement mis en avant : ouverture totale des marchés à la concurrence et absence de rigidités structurelles (rôle de l'Etat réduit à ses fonctions strictement régaliennes et flexibilité sur les marchés).

Si le marché y est érigé en valeur suprême, en tant que un système efficace d'allocation des ressources, ce n'est pas par idéologie. En effet, le pragmatisme politique y prévaut quitte, en cas de défaillance, à renoncer aux fondamentaux du libéralisme économique via une instrumentalisation (cynique ?) de ses outils : protectionnisme masqué, subventions défensives de certains secteurs (coton, sidérurgie, aéronautique, etc.) ; politiques publiques offensives dans la recherche et les produits émergents; interventionnisme via les dépenses militaires dans l'aéronautique, l'espace, l'électronique et les TIC ; mise en avant de l'idéal démocratique pour conquérir des marchés et s'approprier les ressources avec l'arme diplomatique.

In fine, si le poids de l'Etat y est aussi faible, malgré son rôle important dans la sphère économique, où il est bien plus présent que dans les pays européens, c'est en raison de son absence caractérisée sur le terrain social. Dans ces conditions, l'Europe doit-elle vraiment jouer avec ces armes là ?

Brique 3-B : « régulation »

Les pays européens ont historiquement développé des modèles de société humanistes, dont la pérennité économique est garantie par le fait que le sentiment d'appartenance à une société et l'adhésion à un projet de long terme permettent une créativité importante dans tous les domaines (artistiques, scientifiques, technologiques, idéologiques,.). C'est sur la base de cette société fondée sur l'esprit critique et le savoir que l'Europe peut affirmer sa vision des affaires du monde.

Les contraintes contemporaines sont plus internes (société risquophobe et vieillissante, organisation grippée) qu'externes, d'où une première exigence avant de vouloir courir le monde : réformer le modèle européen au vu des cadres contemporains, mais sans remettre en cause ses fondamentaux. Deux enjeux économiques : (i) moderniser le modèle social européen basé sur une économie sociale de marché et un développement durable (mutualisation de la flexibilité, etc.) et (ii) améliorer l'attractivité du territoire et notre position sur le front technologique.

Notre force résidera ensuite dans notre capacité à exporter ce modèle humaniste centré sur une société civile éclairée à travers un système de normes internationales ou de partenariats dans les nouveaux pays où la mondialisation se traduit par une forte hausse des inégalités. Il s'agit donc de pousser à l'émergence d'une conscience politique critique (éducation, etc.). Le modèle européen de démocratie passe par la capacité à élaborer des projets communs entre personnes différentes.

La mise en place d'une gouvernance mondiale et d'une régulation au niveau planétaire (normes mondiales dans la plupart des domaines, social, travail, environnement, commerce,.) édictée par des instances politiques où toutes les régions du monde seraient équitablement représentées doit in fine permettre de corriger les disfonctionnements géopolitiques contemporains et de réduire les inégalités qui les alimentent.

 

Lucie Muniésa et Frédéric Gilli

 

 

 

 

Bibliographie

Sur l'analyse de la mondialisation

Fukuyama F., Trust , The Free Press, 1995.

Huntington S. The clash of civilizations and the remaking of world order , Simon & Schuster, 1996.

Polanyi K., La grande transformation , Gallimard, 1983 (trad).

Stiegler B, Mécréance et discrédit , Galilée, 2004.

Redding G., The spirit of chinese capitalism , De Gruyetr, 1990.

Weber M., L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme , Champs Flammarion, 2002 (trad.).

Pour infos :

Grousset R., L'empire des steppes , Payot, 2001.

Roux J-P., Histoire des Turcs, Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée , Fayard, 1984.

 

 

Sur le choix des politiques face à la mondialisation

Camdessus M., Le sursaut , Documentation française, 2004.

Castel R., L'insécurité sociale - Qu'est-ce qu'être protégé ? , Seuil ; 2003.

Evans P., Embedded autonomy , Princeton, 1995.

Levy J., Tocqueville's revenge , Harvard University Press, 1999.

Story, J., The frontiers of fortune: predicting capital prospects and casualties in the markets of the future , Pitmans, 1999

Hood C., The Art of the state: culture, rhetoric, and public management , Oxford, 1998.

March, J. & Olsen J., Rediscovering institutions: the organizationnal basics of politics , Free Press, 1989.

Putnam R., Making democracy work: civic traditions in modern Italy , 1992.

Rawls J., A theory of justice , Harvard University Press, 1971.

Sen A., Development as freedom , Random House, 2000.


 
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