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n°100, hiver 2002/2003

A propos du livre de Margaret Thatcher, Statecraft - Strategies for a changing world, Harper Collins Publishers, Londres, 2002

Le crépuscule de Lady Thatcher

par Guillaume Larrivé

 

 

« Il est curieux que l’histoire, au lieu d’enregistrer les résultats, se laisse impressionner, même à longue distance, par des hommes qui n’ont pris la plume, comme c’est presque toujours le cas des auteurs de mémoires, que pour se plaindre ou se vanter. » Le jugement de Bainville est sévère. Les mémorialistes forment peut-être une cohorte de matamores et de dépressifs, mais on trouve parmi eux des hommes d’Etat dont il est réjouissant de lire les souvenirs. Lady Thatcher illustre à nouveau ce genre, en nous donnant une savante causerie sur le monde tel qu’il va, ou tel qu’il ne va pas. L’ancien Premier ministre note tristement que son portrait officiel est passé de la galerie contemporaine à celle des personnages historiques de la National Portrait Gallery. Le moment est venu de livrer à la postérité quelques principes de nature à guider la conduite des relations internationales.

Le regard que porte aujourd’hui l’ancien Premier ministre britannique sur le monde de l’après-guerre froide ne nous semble pas étranger à celui que jetait Chateaubriand sur la France de la Restauration . Après la chute de l’Empire napoléonien comme après celle de l’Empire soviétique, l’heure est d’abord à la victoire politique. Là où Chateaubriand constate que « le despotisme a été remplacé par la liberté », Lady Thatcher déclare que « la guerre froide était une guerre pour la liberté, la vérité et la justice » et rappelle avec force qu’elle appartient au camp des vainqueurs. Pourtant la victoire n’est guère heureuse. Le monde nouveau est certes préférable au monde ancien ; il n’est par pour autant devenu aimable. Chateaubriand déplore « la nullité de ces temps » désertés par les héros : « à la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu.». Eloignée de Downing Street, tout à la contemplation d’un changing world attristant, Margaret partage le spleen de René.

A lire Lady Thatcher, en effet, il n’est guère de lumières – hors le phare anglo-américain et les vigies de l’économie libérale – qui puissent éclairer les ténèbres du XXIème siècle naissant.

Résumons. Les fondements de l’art de l’État, selon Lady Thatcher, sont à rechercher du côté du commonsense : « Dans ce que certains ont appelé le thatchérisme, je n’ai jamais vu que du bon sens ». Mais l’apparente légitimité des vérités d’évidence est parfois aveuglante, au point de dériver vers l’idéologie. Statecraft n’échappe pas à cet écueil et prend souvent un caractère manichéen. Les plumitifs et les technocrates ont beau dire, le monde n’est pas si compliqué ; le bon sens est de notre côté ; nous, Britanniques et Américains, sommes le Bien. Les autres, tous les autres, composent une sorte de camaïeu du Mal. Entre les europhiles, les Russes, les Chinois et les Etats voyous, on trouve moins une différence de nature que de degré dans l’erreur. Il est piquant qu’une page consacrée aux contestataires du monde unipolaire aille, d’un paragraphe à l’autre, de M. Jacques Chirac à Ben Laden – dont Lady Thatcher consent à reconnaître, non sans perspicacité, qu’ils sont tout de même « très différents, dans leur ton comme dans leurs intentions » ! Comment diable peut-on ne pas être anglo-saxon ? Aussi Lady Thatcher assène-t-elle ses quatre vérités à la manière d’un télévangéliste pressé ; le doute lui est radicalement étranger ; ce n’est certes pas sa faute si le reste du monde se vautre complaisamment dans l’erreur. Mais à force de faire n’importe quoi, les autres nous mettent en danger. Où l’on voit que les certitudes mènent à l’inquiétude.

C’est là que réside tout l’intérêt de cet essai. L’atlantisme inquiet, dont Lady Thatcher nous semble faire la boussole du nouveau monde, présente quelques avertissements qu’il serait hasardeux de négliger. Car Statecraft ressemble parfois à une explication de texte de la doctrine Bush – ou, du moins, des faucons de son Administration. C’est le charme des hommes politiques à la retraite que de pouvoir dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas. En dehors de Washington, suppléé par Londres, point de salut. Seuls les Américains et les Britanniques partagent une authentique culture de modération démocratique ; seuls, ils ont compris la valeur de la liberté, tant économique que politique, et savent y mettre le prix. Dès lors la réalité unipolaire du monde de l’après-guerre froide n’est pas seulement consacrée par les faits, elle est éminemment désirable ; la mondialisation, en ce qu’elle est d’abord comprise comme une américanisation du monde, est intrinsèquement bénéfique ; pour en développer les bienfaits, il faut favoriser l’extension du capitalisme et garantir la prospérité par des opérations de maintien de l’ordre à l’échelle planétaire.

Non pas, certes, que Lady Thatcher poursuive l’ambition du « nouvel ordre mondial » du président Bush père, qu’elle juge trop marqué par l’empreinte idéaliste et millénariste d’un Fukuyama. Nulle fin de l’Histoire à l’horizon des relations internationales : le modèle anglo-américain est un phare à vocation universelle, mais il est dans la nature du monde qu’ici ou là des navires se trompent de cap et échouent sur des rochers, tandis que des pirates persistent à perturber la navigation internationale. Les pirates sont les rogue states ; les mauvais barreurs sont les étatistes de la veille gauche et de ses dérivés, adeptes des droits de l’homme et de la protection de l’environnement. Il s’agit de combattre les premiers, par la diplomatie et, s’il le faut, les armes ; il convient aussi de vaincre les seconds, par les urnes et, selon les latitudes, en usant d’amicales pressions. Ce qui, aujourd’hui, emporterait deux conséquences complémentaires : d’une part, un considérable effort militaire, à la fois offensif et défensif, pour décapiter certains Etats voyous (singulièrement l’Irak et la Corée du Nord), anticiper leurs attaques et s’en prémunir par un vaste bouclier anti-missiles ; d’autre part, un renforcement de l’alliance anglo-américaine, passant par un sabordage de l’entreprise européenne et une méfiance à l’égard des enceintes multilatérales.

De l’Europe, Lady Thatcher ne retient rien qui puisse être porté au crédit d’une aventure en tout point ruineuse : « tout au long de ma vie, c’est de l’Europe continentale que sont venus la plupart des problèmes auxquels le monde a été confronté, et c’est en dehors d’elle que sont arrivées les solutions. ». Le Royaume-Uni n’est pas européen : « comme de Gaulle l’a compris, les intérêts économiques et géopolitiques de la Grande-Bretagne sont singuliers, et singulièrement divergents de ceux de l’Europe. ». Et qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui ? Un super-Etat en devenir, concentrant toutes les tares : un avatar de social-démocratie inavouée, une hubris bureaucratique et apatride, une volonté de puissance franco-allemande. Le Royaume-Uni ne s’est embarqué sur cette galère qu’à la suite d’un regrettable malentendu ; on aurait mal compris Churchill et ses Etats-Unis d’Europe.

L’essentiel serait, désormais, de renégocier de fond en comble la relation de la Grande-Bretagne et de l’Union européenne, selon des orientations très simples. Foin de toute « souveraineté partagée » et des discours de publicistes sophistiqués à la remorque des eurocrates : « parfois, le débat sur la notion de souveraineté est à ce point trituré qu’il faudrait être un génie pour se repérer dans ce labyrinthe conceptuel ». Il est temps de se concentrer sur des choses simples : une renégociation de la contribution budgétaire britannique, passant – notamment – par une destruction de la politique agricole commune, une rationalisation du budget de l’aide extérieure, un abandon des politiques d’intégration (environnement, solidarité, défense…) et un report sine die de l’élargissement. Dans l’hypothèse où ce séduisant programme déplairait aux continentaux, on imagine fort bien Lady Thatcher s’écriant vers le ciel, de l’autre rive de la Manche : levez-vous, orages désirés ! Si la négociation échoue, « nous serions prêts à nous retirer unilatéralement de l’Union européenne ». Dès lors le Royaume-Uni aura tout loisir pour étudier les charmes du sympathique « modèle mexicain » (sic) : Lady Thatcher ne propose rien moins qu’une adhésion britannique à l’Alena, rebaptisée « association nord-atlantique de libre-échange », doublée d’un accord commercial a minima avec l’Union européenne.

Plutôt anglophile et conservateur, tout en étant résolument favorable à la construction d’une Europe politique, nous sommes volontiers indulgent à l’égard d’une singularité nationale soucieuse de ne pas être enterrée corps et âme dans une Europe des bureaux. Hélas Lady Thatcher, un peu cabotine, sur-joue la partition de l’Old England attirée par le grand large. Son propos, qui confine à l’hystérie europhobe, est souvent désolant . De page en page, la méfiance à l’encontre de l’Union européenne est redoublée d’une franche hostilité à l’égard de la France. De notre pays, en effet, Lady Thatcher ne retient que des poses et des prétentions à l’universalisme ; telle une duègne face au carnet de notes d’un jouvenceau, elle semble nous dire, en feuilletant les pages de notre histoire, qu’il n’y a pas de quoi être fier. La Révolution française, tout encombrée du fatras abstrait des droits de l’homme, n’a servi à rien d’autre qu’à « quelques réorganisations administratives réussies », ce qui est déjà fort bien – hommage aussi discret qu’inattendu au Conseil d’Etat et au corps préfectoral. Mais l’étatisme est devenu chez nous une seconde nature, la passion de l’égalité l’emporte toujours sur le goût pour la liberté, et ce vice nous perdra. Aux yeux de l’ancien Premier ministre britannique, la France est un pays essentiellement décadent, qui s’efforce cahin-caha d’instrumentaliser l’Union européenne et les enceintes multilatérales pour tenter de redorer son blason.

De la philippique eurosceptique, pourtant, tout n’est pas à jeter. On en retiendra un point essentiel : la critique démocratique. A cet égard, dans ses excès, Statecraft est une pierre lancée dans le jardin du président Giscard d’Estaing ; la Convention qu’il préside réussira-t-elle à dessiner les chemins d’une Europe légitime ? En attendant ces jours heureux, la lecture de Lady Thatcher vient redoubler ce que nous disent les habitants de l’Auxerrois et de la Puisaye : en dehors du petit cercle des insiders, personne ne comprend rien à la manière dont fonctionne l’Europe, si ce n’est qu’on y décide de choses importantes sans trop se soucier de ce qu’en pensent ceux qui devront les appliquer. A la longue, les Européens finissent par se lasser. Fallait-il, par exemple, que la Commission européenne rédige en 2001 un intéressant livre blanc sur la « gouvernance européenne » pour produire en juillet dernier un projet de révision de la PAC dans le plus pur style du one best way technocratique, sans consultation des élus nationaux ni des représentants professionnels, sans scénarii alternatifs, sans dimension territoriale et sans étude d’impact ? Le poids des mauvaises habitudes, sans doute.

Lady Thatcher n’a pas tort, de même, de contester la manière dont les élections autrichiennes et italiennes ont été commentées sur le forum bruxellois et, plus encore, la désinvolture qui a accueilli le résultat des référendums pratiqués au Danemark et en Irlande, avant que les électeurs ne soient à nouveau appelés à voter. La distribution des bons et des mauvais points est assez désagréable pour qui respecte un tant soit peu les choix démocratiques nationaux. Statecraft fait ici à nouveau écho aux Mémoires d’outre-tombe : « Je ne relève point ce qu’on a dit de l’Europe attentive à nos discussions. Quant à moi, messieurs, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j’éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors de ma patrie ; et si l’Europe civilisée voulait m’imposer la Charte, j’irais vivre à Constantinople. » On touche ici à l’un des paradoxes de l’Union européenne : à trop contrarier les patriotismes, on se condamne à ne jamais susciter de patriotisme européen, en concentrant sur « Bruxelles » un amas de ressentiments. Les eurosceptiques ont la franchise de nous le rappeler.

C’est une autre vertu de Statecraft que d’insister sur les faiblesses du dispositif de défense occidental. Même si le ton adopté est trop souvent celui de Cassandre, le diagnostic de Lady Thatcher s’appuie sur quelques chiffres qu’il serait bon de diffuser, en Europe, dans le débat public. De 1992 à 2000, le budget de la défense a baissé de 18% aux Etats-Unis, 33% au Royaume-Uni et 34% en France. En soumettant les finances publiques à un arbitrage en faveur des dépenses sociales et au détriment de l’effort de défense, dans les années 90, « les hommes politiques ont oublié que les seuls ‘dividendes de la paix’, c’est la paix elle-même. ». Depuis le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont été les seuls à revoir radicalement leur effort de défense ; le budget militaire américain est désormais le triple de celui de tous les Européens réunis. On peut, bien sûr, à la différence de Statecraft, s’interroger sur la pertinence des investissements engagés par les Etats-Unis, singulièrement en ce qui concerne les projets de boucliers anti-missiles. Mais on ne peut, hélas, contester qu’il reste très difficile, deux ans après le Conseil européen de Nice, de prendre « l’Europe de la défense » au sérieux. Lady Thatcher en conclut que cela plaide, plus que jamais, pour un ancrage dans l’alliance atlantique ; on préférerait pourtant que le diagnostic de nos faiblesses ne vaille pas renoncement à l’ambition d’une capacité de défense européenne autonome.

A cet égard, la responsabilité de la France nous semble première. Modularité de la constitution des forces, mobilité de leur emploi, interopérabilité avec les armées alliées dans le cadre d’opérations multinationales : les néologismes du jargon militaire témoignent de la « refondation » doctrinale menée au sein de nos états-majors. Mais le débat public ne dépasse guère le petit périmètre des revues thématiques et des colloques de l’Ecole militaire ; a-t-on parlé des questions de défense aux Français, lors des campagnes électorales du printemps ? Le bouleversement stratégique se fait presque dans le silence politique. Le moment est sans doute venu de préciser la vision politique qui fonde l’effort de défense, pour légitimer la nécessaire augmentation des budgets militaires : il est souhaitable qu’un nouveau Livre blanc, succédant à celui publié en 1994, dessine ces choix en amont de la future loi de programmation militaire.

« On aura les conséquences », avertissait Bainville après le traité de Versailles , alors que des Candide croyaient voir, déjà, poindre la fin de l’Histoire. Dix ans après la fin de la guerre froide, un excès d’optimisme pourrait-il, à nouveau, nous conduire sur cette « pente » dont parlait le général de Gaulle à propos des années 30, dans ses Mémoires de guerre ? Il appartient à nos gouvernements de refuser cette sombre perspective, en donnant un contenu et des moyens à l’ambition européenne. A cet égard, non sans un certain talent dans l’outrance, Lady Thatcher a le mérite de poser des questions dérangeantes.

GUILLAUME LARRIVE



   

 
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